“Nous ne jetons pas. Nous trions pour survivre.”
— Écologies de fortune dans les marges du recyclage au Maroc
Récit ethnographique et réflexif sur les gestes silencieux de l’économie circulaire populaire
I. Entrée en matière : là où rien ne se perd, tout se transforme (presque)
Casablanca. Août. Quartier de Sbata.
Un homme pousse un chariot chargé de fils de cuivre enchevêtrés, de moteurs démontés, de boîtiers éclatés. Il s’arrête au croisement d’une ruelle poussiéreuse, ajuste sa casquette et me regarde brièvement.
“C’est du bon, madame. Du cuivre. J’en fais du pain.”
Dans ce quartier périphérique, comme dans tant d’autres au Maroc, le recyclage n’est pas une politique publique — c’est une logique de survie.
Ici, le rebut est une ressource. Le déchet, une matière première.
Mais cette logique est peu reconnue, peu protégée, rarement cartographiée.
II. Une économie invisible, mais structurelle
Selon le rapport de la Banque Mondiale “What a Waste 2.0” (2018), plus de 90 % du recyclage effectif au Maroc est assuré par le secteur informel, notamment dans les zones périurbaines et rurales. Cela représente :
des centaines de milliers de tonnes par an
un chiffre d’affaires souterrain estimé à plusieurs milliards de dirhams
des milliers d’emplois non déclarés, souvent familiaux ou communautaires
“Nous sommes les derniers éco-travailleurs.
Mais personne ne nous appelle comme ça.”
— H., 53 ans, récupérateur à Marrakech, interviewé par Bouhali (2021)
Ces acteurs — qu'on appelle parfois "baraka recyclers", "chiffonniers organisés" ou "trieurs auto-structurés" — ont développé des savoir-faire écologiques bien avant l’arrivée des politiques environnementales étatiques.
III. Un cas : coopérative ZbelArt à Casablanca
La coopérative ZbelArt, née en 2012 à partir d’un collectif d’artistes et de récupérateurs, transforme les déchets plastiques et métalliques collectés par les habitants de Hay Mohammadi en objets d’art, mobiliers, instruments de musique.
Méthodes observées :
Tri manuel assisté par expertise “sensorielle”
Classifications propres aux filières informelles (plastiques 7 catégories, métaux 4)
Processus de revente en chaîne (tri > compactage > revente en gros à industriels ou artisans)
“Nous ne sommes pas là pour sauver la planète. Nous la sauvons déjà depuis 30 ans, mais personne ne nous regardait.”
— Mouna M., artiste-intervenante, entretien personnel (2022)
Cette coopérative montre que les savoirs écologiques les plus précieux sont souvent ceux qui ne figurent dans aucune loi.
IV. Des gestes quotidiens transformés en résistance douce
Il ne s’agit pas uniquement de “réduire les déchets”.
Il s’agit de réinterpréter les gestes quotidiens comme formes d’engagement, d’expertise silencieuse.
Dans plusieurs quartiers populaires de Rabat et Tanger, des femmes transforment les sacs plastiques en fil à crocheter (tapis, paniers).
Elles n’ont pas été formées par une ONG.
Elles ont hérité du bon sens de leurs mères.
Et pourtant : leur pratique incarne une écologie féminine décoloniale — une manière de réduire, de réutiliser, de créer sans surconsommer.
V. Limites et tensions : informalité ≠ absence de savoir
Les politiques publiques marocaines — bien que progressives sur le papier (ex : Stratégie Nationale de Développement Durable, loi 28.00) — peinent à intégrer ces filières informelles dans le circuit “officiel”.
Le plan national de gestion des déchets (Ministère de l’Environnement, 2020) évoque à peine ces pratiques
Les récupérateurs sont souvent vus comme des nuisances urbaines
Les enfants travailleurs du tri ne sont mentionnés que dans les rapports sur le travail informel (UNICEF, 2019)
Et pourtant, c’est bien ce monde informel qui recycle réellement.
VI. Vers une écologie située, populaire, marocaine
Ce que m’apprend le terrain, ce ne sont pas des chiffres.
Ce sont des visages, des gestes, des logiques circulaires préexistantes à l’écologie politique occidentale.
Le Maroc ne manque pas d’exemples de transition.
Il manque de reconnaissance de ses propres écologies vernaculaires.
“Ici, on ne jette rien. Même le mot poubelle est un luxe.”
— propos recueillis à Fès, mai 2021
VII. En conclusion : éthiques du rebut
Le recyclage, au Maroc, n’est pas un simple acte citoyen.
C’est une forme de soin envers le monde, pratiquée depuis longtemps par les invisibles.
Reconnaître ces pratiques, c’est :
ouvrir les politiques publiques à l’informel
protéger les gestes anciens
inventer une écologie non imposée, mais écoutée
Peut-être que la transition écologique ne viendra pas des grandes conférences.
Peut-être qu’elle naît dans les ruelles où le cuivre brille sous les doigts d’un homme qui dit :
“C’est du bon. J’en fais du pain.”